Irnerio Seminatore
L’évolution de la conjoncture européenne en vue des élections parlementaires de 2019 résulte d’une opposition entre dirigeants européens et américains à propos des deux notions, du “peuple” et du “gouvernement”, se présentant comme une opposition entre populistes et élitistes, ou encore entre ” nationalistes” et “progressistes”, “souverainistes illibéraux” (Orban, Salvini et autres) et “libéraux anti-démocratiques”, tels Macron, Merkel et Sanchez. Cette opposition reprend la classification de Yascha MounK, Professeur à Harvard,dans son essai, “Le peuple contre la Démocratie”, qui explique pourquoi le libéralisme et la démocratie sont aujourd’hui en plein divorce et pourquoi on assiste à la montée des populismes.La crise de la démocratie libérale s’explique, selon Mounk, par la conjonction de plusieurs tendances, la dérive technocratique du fait politique, dont le paroxisme est représenté par l’Union Européenne, la manipulation à grande échelle des médias et une immigration sans repères qui détruit les cohésions nationales.
Ainsi l’atonie des démocraties exalte les nationalismes et les formes de “patriotisme inclusif”, qui creusent un fossé entre deux conceptions du “peuple”, celle défendue par Trump, Orban et les souverainistes européens, classifiés comme “illibéraux démocratiques” et celle des “libéraux anti-démocratiques”, pour qui les processus électoraux sont contournés par les bureaucraties, la magistrature (en particulier la Cour Suprême aux États-Unis) et les médias, dans le buts de disqualifier leurs adversaires et éviter les choix incertains des électeurs. Ce type de libéralisme permet d’atteindre des objectifs antipopulaires par des méthodes détournées.
Or, dans la phase actuelle, la politique est de retour en Europe, après une longue dépolitisation de celle-ci, témoignée par le livre de F. Fukuyama, qui vient de paraître aux États-Unis, au titre: “Identité: la demande de dignité et la politique du ressentiment”. Fukuyama nous expliquait en 1992, que “la fin de l’histoire” était la fin du débat politique, comme achèvement du débat entre projets antagonistes, libéralisme et socialisme, désormais sans objet. Au crépuscule de la guerre froide, il reprenait au fond la thèse de Jean Monnet du début de la construction européenne sur la “stratégie de substitution” de la politique pour atteindre l’objectif de l’unité européenne. Une stratégie qui s’est révélée une “stratégie d’occultation” des enjeux du processus unitaire et de lente dérive des nouveaux détenteurs du pouvoir, les “élites technocratiques”, éloignées des demandes sociales et indifférentes, voire opposées au “peuple”. Pour Fukuyama l’approfondissement de sa thèse sur la démocratie libérale comme aboutissement du libéralisme économique, implique encore davantage aujourd’hui, après trente ans de globalisation, un choix identitaire et un image du modèle de société, conçue en termes individualistes, d’appartenance sexuelle, religieuse et ethnique. Le contre choc de la globalisation entraîne un besoin d’appartenance et une politique des identités, qui montrent très clairement les limites de la dépolitisation. Les identités de Fukuyama sont “inclusives”, car elles réclament l’attachement des individus aux valeurs et institutions communes de l’Occident, à caractère universel.
Face à l’essor des mouvements populistes, se réclamant d’appartenances nationales tenaces, les vieilles illusions des fonctionnalistes, pères théoriques des institutions européennes, tels Haas, Deutsch et autres, selon lesquelles la gestion conciliatrice des désaccords remplacerait les conflits politiques et l’efficacité des normes et de la structure normative se substitueraient aux oppositions d’intérêts nationaux, sont remises radicalement en cause, à l’échelle européenne et internationale, par les crises récentes de l’Union. En effet, la fragilité de l’euro-zone, les politiques migratoires, les relations euro-américaines et euro-russes révèlent une liaison profonde, conceptuelle et stratégique, entre politique interne et politique étrangère.
Elles révèlent l’existence de deux champs politiques, qui traversent les différences nationales et opposent deux conceptions de la démocratie et deux modèles de société, celle des “progressistes (autoproclamés)” et celle des souverainistes (vulgairement appelés populistes).
“L’illibéralisme” d’Orban contre “le libéralisme anti-démocratique” de Macron
Ainsi l’enjeu des élections européennes de mai 2019 implique une lecture appropriée des variables d’opinions ,le rejet ou l’acquiescence pour la question migratoire, l’anti-mondialisme et le contrôle des frontières. Cet enjeu traduit politiquement une émergence conservatrice, qui fait du débat politique un choix passionnel, délivré de tout corset gestionnaire ou rationnel Ce même enjeu est susceptible de transformer les élections de 2019 en un référendum populaire sur l’immigration et le multiculturalisme, car ce nouveau conservatisme, débarrassé du chantage humanitaire, a comme fondement l’insécurité, le terrorisme et le trafic de drogue, qui se sont installés partout sur le vieux continent. Il a pour raison d’être l’intérêt du peuple à demeurer lui même et pousse les dirigeants européens à promouvoir une politique de civilisation. Il n’est pas qui ne voit que le phénomène migratoire pose ouvertement la question de la transformation démographique du continent et, plus en profondeur, la survie de l’homme blanc, En perspective et par manque d’alternatives, l’instinct de conservation pourra mobiliser tôt ou tard les peuples européens vers un affrontement radical et vers la pente fatale de la guerre civile et de la révolte armée contre l’Islam et le radicalisme islamique Ainsi autour de ces enjeux, le débat entre les deux camps, de “l’illibéralisme” ou de l’État illibéral à la Orban et du “libéralisme sans démocratie” à la Macron, creuse un fossé sociétal dans nos pays, détruit les fondements de la construction européenne et remet à l’ordre du jour le mot d’ordre de révolution ou d’insurrection. Il en résulte une définition de l’Europe qui, au delà du Brexit, n’a plus rien à voir avec le marché unique ou avec ses institutions sclérosées et désincarnées, mais avec des réalités vivantes, ayant une relation organique avec ses nations.
Les élections parlementaires de 2019 constitueront non seulement un tournant, mais aussi une rupture avec soixante ans d’illusions européistes et mettront en cause le primat de la Cour européenne des droits de l’homme, censée ériger le droit et le gouvernement des juges au dessus de la politique. Ainsi le principe de l’équilibre des pouvoirs devra être redéfini et le rapport entre formes d’État et formes de régimes, revu dans la pratique, car mesuré aux impératifs d’une conjoncture inédite. Le fossé entre élites et peuple doit être réévalué à la mesure des pratiques des libertés et à l’ostracisassions du discours des oppositions, classé “ad libitum” comme phobique ou haineux, ignorant les limites constitutionnelles du pouvoir et de l’État de droit classiques.
Or la conception illibérale de l’État, dont s’est réclamé Orban en 2014, apparaît comme une alternative interne à l’équilibre traditionnel des pouvoirs et , à l’extérieur, comme une révision de la politique étrangère et donc comme la chance d’une “autre gouvernance” de l’Union, dont le pivot serait désormais la nation, seul juge du bien commun. Cette conception de” l’État non libéral, ne fait pas de l’idéologie l’élément central de l’organisation de l’État, mais ne nie pas les valeurs fondamentales du libéralisme comme la liberté”. En conclusion “l’illibéralisme d’Orban “résulte d’une culture politique qui disqualifie, en son principe, la vision du libéralisme constitutionnel à base individualiste et fait du “demos” l’axe portant de toute politique du pouvoir. Le débat entre “souverainistes” et “progressistes” est une preuve de la prise de conscience collective de la gravité de la conjoncture et de l’urgence de trancher dans le vif et avec cohérence sur l’ensemble de ces questions vitales. En France le bonapartisme est la quintessence et la clef de compréhension de l’illibéralisme français, qui repose sur “le culte de l’État rationalisateur et la mise en scène du peuple un”. Orban réalise ainsi la synthèse politique de Poutine et de Carl Schmitt, une étrangeté constitutive entre “la verticale du pouvoir” du premier et du concept de souveraineté du second, qui s’exprime dans la nation et la tradition et guère dans l’individu.
Cette synthèse fait tomber “un rideau du doute” entre les deux Europes, de l’Est et de l’Ouest, tout au long de la ligne du vieux “rideau de fer”, allant désormais de Stettin à Varsovie, puis de Bratislava à Budapest et, in fine de Vienne à Rome. D’un côté nous avons le libre-échange sauvage, la morale libertine et une islamisation croissante de la société, sous protection normative de l’U.E et de certains États-membres, de l’autre les “illibéraux” de l’Est, qui se battent pour préserver l’héritage de l’Église et de la chrétienneté. L’espace passionnel de l’Europe centrale, avec, en fers de lance la Pologne et la Hongrie puise dans des “gisements mémoriels”, riches en histoire, les sources d’un combat souverainiste et conservateur, qui oppose à l’Ouest deux résistances fortes, culturelles et politiques.
Sur le plan culturel une résistance déclarée à toutes les doctrines aboutissant à la dissolution de la famille, de la morale et des mœurs traditionnelles (avortement et théorie du genre).
Sur le plan politique, la remise en question du clivage droite-gauche, la limitation des contre-pouvoirs, affaiblissant l’autorité de l’exécutif et au plan général, la préservation des deux héritages, la tradition et l’histoire, qui protègent l’individu de la contrainte, quelle qu’en soit la source, l’État, la société ou l’Église; protection garantie par une Loi fondamentale à l’image de la Magna Carta en Grand Bretagne (1215), ou de la Constitution américaine de 1787.
Cette opposition de conceptions, de principes et de mœurs, aiguisés par la mondialisation et la question migratoire, constitueront le terrain de combat et de conflit des élections européennes du mois de mai 2019 et feront de l’incertitude la reine de toutes les batailles, car elles seront un moment important pour la création d’un nouvel ordre en Europe et, indirectement, dans le monde.
Bruxelles 27 septembre 2018